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Fabrizio Donini Ferretti

KATYA EV

 

pour la nomination au Prix des Amis du Palais du Tokyo

2018

L’oeuvre de Katya Ev, artiste née à Moscou et travaillant à Paris, est faite de « performances discrètes » dotées d’une charge politique, mais ne se laisse aucunement enfermer dans les simples catégories de la dissidence ou de la protestation, moins encore du slogan. Le fil conducteur en est sans doute la question du rapport social à la norme, et de l’intangibilité de cette dernière, un rapport que l’épuisement des grands méta-récits de légitimation, où Lyotard reconnaissait la condition post-moderne, a rendu moins assuré. Le Socrate du Phédon acceptait de se soumettre à une loi injuste au nom de la part de divin qu’il reconnaissait malgré tout dans la loi, l’Antigone de Sophocle s’y refusait au nom de principes divins établis au-dessus de la loi, et que l’on nommerait ensuite droit naturel. Rome y verrait subsumée l’histoire divinisée de son être collectif, mythe de l’histoire repris sous d’autres formes par les Révolutions française et américaine. Ces points d’appui se sont érodés au fil du temps. 

 

Moins l’édifice idéologique est clairement perceptible, et donc susceptible d’être intériorisé, moins la norme trouve d’appuis solides pour sa légitimation et devient miroir des exigences diverses et contradictoires émanant de la société, plus elle devient profuse, détaillée, bavarde. Son efficacité requiert un contrôle étendu qui exige à son tour une transparence érigée en vertu. Transparence qui est à proprement parler une idole, c’est-à-dire une simple trace du point de fuite disparu qui fondait sa légitimité au-delà du processus communément accepté de sa production. L’occulte, l’obscur, l’indécis, l’ambigu, voilà des lieux de surgissement possible d’une menace, d’une avarie de la société-machine, indices de la présence d’un mal inconnu à combattre. Advient un temps où chacun doit connaître non pas son rôle, car il n’y a pas de dessein, mais ses limites.

 

Tels des jours qu’ouvriraient les défauts d’ajustement dans l’appareillage d’un édifice normatif sans cesse plus vaste, et par où se pourrait glisser le serpent d’un probable danger, les injonctions ambivalentes dessinent un archipel d’interstices où trouve à se déployer une inquiétante subjectivité, où s’articule une interprétation coupable, où se livre le sourd combat d’une résistance, lieux malicieusement et subtilement explorés par Katya Ev.

Dans « l’Axe de la Révolution », le transport silencieux d’une poutrelle de chantier par deux jeunes femmes tout au long de l’axe nord-sud de Moscou, allégorie du lourd madrier que porte Lénine dans une autre allégorie de la construction du socialisme, prend les allures inquiétantes d’une dangereuse contestation, voire d’une moquerie de tout projet de construction sociale, en semblant contrevenir à une loi symbolique. Déplacement de l’axe de giration du statu quo, intromission d’un absurde dans l’ordre fonctionnel des choses. 

 

Dans « Augenmuskik », où 24 personnes convergent depuis les portes de Paris vers le centre en portant chacune un gyrophare allumé, la loi positive n’est pas enfreinte, et pourtant cette association de l’outil de l’urgence à la lenteur du pas brise un code implicite qui régit le rapport entre citoyens et pouvoirs. D’aucuns insultent les marcheurs comme s’ils étaient la police, la police intervient comme s’il y avait un délit, délit d’étrangeté… on ne sait plus où est la norme, car s’instaure avec elle un jeu, au double sens du ludisme sérieux mais aussi du défaut d’ajustement. Le gyrophare de la police est synecdoque de l’ordre, et de l’effroi que doit inspirer la loi ; son détournement dans un parcours convergent vers le centre, jamais appréhendé dans son ensemble jusqu’au moment où se rejoignent les porteurs, mime un assaut de l’ordre par cela même qui le défend : une perte d’immunité du souverain.  

 

« Iceberg – Blue Room » met l’individu « spectateur-acteur », l’individu « œuvre de lui-même », face au choix de la transgression ou du respect de la norme, situation où il accepte librement de se confronter, dans la solitude, à son propre ethos, sans excuses ni faux-fuyants. Sorte de tentation de Saint Antoine contemporaine où les démons sont naturellement tapis dans le dark web. Blue Room est une expérience éthique – existé-je en dehors de mes propres déterminations ? – mais aussi politique :  en organisant un accès au dark web dans un lieu inconnu, et en le faisant savoir, l’artiste désigne sans le montrer le lieu occulte, invite d’aucuns à s’y rendre, déploie sa muleta face à l’Autorité comme aux exclus du lieu, et paraît justifier l’obscur ainsi rendu accessible en s’abstenant de le dénoncer en préambule. Or, le dark web constitue, tout comme les mafias, le marché des crypto-monnaies, ou la société humaine résiduelle où se déploie le Néo de Matrix, un milieu parallèle qui veut inévitablement - et par ce seul fait qu’il est parallèle – se déployer en puissance au détriment de l’Ordre. 

 

« Moi je joue » pourrait être une satire de la phrase de Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, « ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » La prolifération des barrières inutiles, tordues, à l’origine et à la destination oubliées, qui zèbrent, jalonnent ou jonchent Moscou, semblent clamer tout à la fois que l’appropriation a failli, ou que la société n’est plus tout-à-fait civile ; qu’en s’excédant la norme s’est abolie. Enfin devenue norme-sculpture, norme-jouet par l’intervention de l’artiste. 

 

L’agréable parfum de guerre froide qu’exhale la base de sous-marins où est située la performance « Zeitgeist » ne peut occulter la mise en scène du mimétisme – d’un côté le rapprochement des verres de qui va trinquer, de l’autre sa projection – où René Girard voyait avec tant de justesse le mécanisme même de la violence symbolique. La concorde de ceux qui vont trinquer, avec une réticence ou peut être – comment savoir ? - un désir intensément retenu, suggérés par la lenteur du geste, est contredite par la mimesis autant que par le cadre lugubre et martial d’un ancien bassin fortifié de l’OTAN. Un lieu d’entre-deux, où le conflit est suspendu mais non pas oublié, la confiance entrevue mais non pas atteinte, l’accès possible mais non pas réellement autorisé. Un lieu où la règle agonistique a cessé de régner dans sa rigueur, mais où elle gît encore, vivante.

 

L’apparente concession que fait au beau le « Lit de lait » n’est pas fortuite, puisque Pline l’Ancien raconte que Poppée, l’épouse de Néron, prenait de ces bains de lait d’ânesse pour entretenir sa beauté, comme le fit Cléopâtre avant elle. Mais le lisse parfait de ce drap de lait empêche que l’on ose s’y étendre : lit mallarméen « que sa blancheur défend ». Parce que la destination du bain est de s’y plonger, alors que celle du lit est de s’y étendre, le désir est suspendu au risque d’une possible transgression. La norme est-elle dans le mot, la forme, l’habitus ? 

 

Le juriste Rudolf von Jhering observe, dans La Finalité dans le Droit, que « l’homme qui agit le fait non en raison d’un parce que, mais d’un afin que, c’est-à-dire en vue d’atteindre quelque chose ». Toute action performative qui ne révèle pas immédiatement son propos, comme le fait à l’inverse un spectacle réalisé dans un lieu prévu à cet effet, engendre donc la suspicion, du point de vue de l’Autorité comme de la pensée mainstream, qu’un dessein secret et donc redoutable est à l’œuvre. Par son caractère auto-référentiel, la sociabilité en réseau exaspère le complotisme, et substitue aux causes ignorées une certitude fantasmée dont la vraisemblance provient de son inévitable noirceur : l’ignoré est nécessairement mauvais puisqu’il se dérobe, et cette dérobade ne peut donc être qu’intentionnelle. L’Autorité, qu’elle soit d’Etat ou de toute autre nature, s’effraie de la contagion possible à tout instant, y compris à partir d’un fait en apparence très insignifiant qui peut servir de point d’appui à la contestation. Le mythe de l’anneau de Gygès est présent à l’esprit de tout détenteur de pouvoir : le tyran qui va vous abattre est ce petit berger rendu invisible par l’anneau. 

 

Le caractère éminemment combustible du symbole manipulé volontairement ou involontairement en dehors ou en marge d’un cadre préétabli, et qui par là-même neutralise sa puissance, comme le sont une foire d’art contemporain ou un théâtre, ne peut que susciter une méfiance extrême. Il est donc impératif de contraindre le performeur à s’expliquer, c’est-à-dire à sortir de l’ombre et, ce faisant, à détruire le potentiel de nuisance d’un acte qui, de symbole, se dégrade en glose. L’Etat totalitaire, émanation d’un logos associé à la volonté de puissance, l’Etat simplement autoritaire, mais aussi l’Etat libéral qui n’est autre que l’Etat émanation du logos mainstream détaché ou non de la volonté de puissance, sont tous confrontés d’une manière nouvelle dans sa forme comme dans sa vitesse de propagation à la subversion symbolique, d’où une multiplication des stratégies de contrôle, parfaitement justifiées par les « idiots utiles » qui mettent en œuvre une violence à l’ancienne.  

 

En explorant ces territoires de l’inquiétude, Katya Ev éclaire le stratagême à l’œuvre dans toute tyrannie de l’explicite. Le véritable performeur est peut-être celui qui sait agir comme révélateur au sens de la photographie argentique, ayant pris un cliché interdit, presque à la dérobée, avec pour sujet d’intention une réalité sociale. Faute de cela, son travail serait davantage de l’ordre de la danse. Mais pour déclencher quoi ? Non pas un changement : Lénine ou Babeuf ne sont pas des performeurs. Une plus grande lucidité. Pour donner une chance à cette lueur il faut lui donner un fond plus obscur ; le performeur est organisateur de cette obscurité. 

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